Etre femme à la place des femmes
Les hirondelles ne reviendrons pas de Kirino Natsuo
Les hirondelles ne reviendrons pas de Kirino Natsuo
Texte original : 桐野夏生『燕は戻ってこない』'tsubame ha modotte konai' publié par Shueisha Bunko, 2024, p. 98-102
NB : ce texte étant mon avis sur le livre, ne le lisait pas si vous souhaitez découvrir l'histoire par vous même (mais à ma connaissance le texte n'est encore qu'en japonais).
Ce livre m'a été offert par Kakuko, la mère de mon amoureux japonais. Comme je sais qu'elle est une grande lectrice, je lui ai demandé quelques recommandations. Quand j'ai vu le sujet, l'histoire d'une mère porteuse, j'ai compris le lien avec Kakuko car elle travaille dans une clinique qui aide les femmes ayant des difficultés à avoir des enfants. J'étais ravie d'en apprendre davantage sur ce sujet par le biais d'un roman, car cela me permet d'avoir un point de vue plus subjectif sur l'expérience d'une telle décision. Je savais alors qu'à travers ces cinq cents et quelques pages, j'allais pouvoir me projetter et m'interroger sur les aspects psychologiques de devenir une mère porteuse ou sur le fait de demander à une tierce personne de porter son futur enfant. De plus, comme le personnage principal Riki, j'ai la trentaine et je n'ai jamais eu l'occasion d'avoir un enfant. Après en avoir appris plus sur l'auteure, Kirino Natsuo, je peux dire que mes attentes par rapport à ce livre quelques étaient quelque peu erronées, ou un peu naïves. Mais nous reviendrons là dessus plus tard.
Riki, le personnage principal, se rend dans une clinique pour gagner de l'argent en faisant un don d'ovocytes sur les conseils de sa collègue. La docteure qu'elle rencontre l'informe brusquement qu'un couple est à la recherche d'une mère porteuse et que Riki serait le profil parfait, car elle ressemble trait pour trait à la demandeuse. Au Japon, la mère porteuse est payée par la famille, et comme Riki a besoin d'argent, elle accepte assez rapidement de le faire. En fait, Riki est du genre plus encline à suivre son intuition que sa raison. Elle ne doute pas d'elle-même et prend les choses telles qu'elles sont, ce qui pour moi est impossible à comprendre. J'ai donc eu l'impression que le récit manquait de réflexion sur ce qu'il se passait, mais qu'il s'agissait plutôt d'assister à une suite d'événements. Par exemple, lorsqu'elle gagne son premier argent après avoir décidé de devenir mère porteuse, elle décide de se payer les services d'un « thérapeute pour femmes » parce qu'elle ne peut pas imaginer tomber enceinte sans avoir eu de rapports sexuels au préalable. Lorsqu'elle rencontre l'hôte pour la première fois, elle ne se sent pas stressée par le fait d'engager un homme, mais est seulement gênée par son choix d'être mère porteuse et finit par lui raconter toute sa situation au lieu de coucher avec lui. À mon avis, elle aurait dû être d'abord impressionnée ou maladroite par le fait même de payer quelqu'un pour avoir des relations sexuelles. Elle aurait également dû s'interroger sur la moralité de son acte, mais elle semble plutôt à l'aise, au delà du fait que elle hésite encore sur son engagement à devenir mère porteuse. Du moins, c'est mon avis.
Ensuite, l'histoire prend aussi le temps de décrire la position du couple qui souhaite avoir un enfant. Plus précisément, l'homme, Moto, veut un enfant et force en quelque sorte sa femme à accepter la situation même si elle se sent mise à l'écart, surtout lorsque son mari lui dit qu'il aimerait vraiment savoir comment fonctionnent ses gènes, tel qu'un shogun pouvait le faire en ayant des enfants avec différentes femmes. Oui, ce n'est pas un très bon portrait pour le principal personnage masculin du récit. Il fait preuve de machisme en se comparant à des personnages historiques, mais cela va en fait dans le sens de ce que je voulais dire quelques phrases plus haut.
Je ne sais pas pourquoi il m'a fallu tant de temps avant d'aller faire des recherches sur quelle genre de personne est l'auteure de ce roman. Peut-être que j'ai simplement oublié, trop impliquée déjà dans les questions que posaient cette histoire, ou bien j'ai suivi à la lettre mon horizon d'attente, sans le remettre en question. Mais peut-être êtes-vous déjà bien plus au courant que moi. Cette auteure est connue au Japon pour écrire des histoires très violentes et féministes où les hommes ont toujours tort et où les femmes jouent à deux cent pourcent leur rôle social injuste jusqu'à ce que cela devienne trop choquant. Par exemple, elle décrit des lycéennes masochistes qui aiment la violence et le viol, ceci inverse alors la place des dominants. Voilà qui donne un autre aperçu de l'histoire de la mère porteuse. Kirino a également remporté le prix Edogawa Ranpo, le meilleur prix littéraire japonais pour les romans policiers, puis le prix Naoki, qui s'adresse plutôt à la littérature générale (moins élitiste que le prix Akutagawa).
Prenant en compte le profils de l'auteure, ce qu'il faut comprendre de cette histoire, qui n'est finalement pas un roman psychologique sur ce que c'est que de devenir ou de demander une mère porteuse, c'est qu'elle montre la façon dont la société masculine utilise le corps des femmes. En effet, Riki dit très tôt dans le roman qu'elle a l'impression d'être un substitut de la femme. D'abord, parce qu'elle avait une liaison avec un homme marié qui ne peut pas avoir de relations sexuelles avec sa femme. Ensuite, elle tombe enceinte à la place de la future mère. Dans le même temps, Yuko, la femme qui ne peut pas accoucher, se sent mise de côté par son mari qui trouve des solutions pour avoir un enfant sans avoir besoin d'elle et sans prendre en compte non plus les sentiments de Riki. Il y aurait bien d'autres nuances ou situations autour de ce sujet vaste qu'est la gestation pour autrui, mais ce sont celles choisies par le Kirino.
J'ai finis par penser que ce livre est plus politique qu'il n'y paraissait au premier abord. Le manque de détails psychologiques sur les personnages est dû à la volonté de l'auteur de dépeindre une situation, avec son injustice et son manque de considération pour les points de vue des femmes, comme je l'ai ressenti en le lisant. Pourquoi Riki et Yuko ne parviennent-elles pas à affirmer d'avantage leur position ? Pourquoi tout semble si simple pour les hommes et si compliqué et frustrant pour les femmes ? Elles ont l'impression d'être prises dans quelque chose de plus grand, et de n'avoir d'autre solution que de suivre les désirs de Moto.
En japonais, il n'y a pas de marqueur de pluriel ou de singulier, donc pour l'instant, je ne sais pas si le titre devrait être « l'hirondelle » ou « les hirondelles » en français. L'hirondelle est un oiseau migrateur qui est censé revenir au printemps quand il fait à nouveau chaud. L'idée que l'hirondelle ne revienne pas est comme le fait que le bébé est à donner et ne va pas rester avec sa mère biologique. Ou, peut-être s'agit-il d'une idée plus large, comme si les décisions prises par les humains n'avaient pas de point de retour. Riki qui décide de devenir mère porteuse. Yuko qui ne peut pas avoir d'enfant car ses ovules sont défaillant. Et leurs amies, Teru qui se prostitue pour aider son copain trop pauvre, Ririko qui refuse les relations amoureuses et est dessinatrice professionnelle d'illustrations érotiques,...
Je recommanderais ce livre parce qu'il apporte de nombreuses questions et nourrit l'imagination sur les situations de mères porteuses. Mais peut-être que, comme il s'agit d'une fiction, il s'agit d'une seule situation et qu'elle ne va pas représenter la diversité des situations sur ce sujet.
Je vous souhaite par avance une belle lecture et en attendant voici un extrait traduit par mes soins :
J’ai compris récemment que si Teru ne peux pas arrêter son job de fille de nuit même si elle le souhaitait, ce n’est pas parce qu’elle doit rembouser sa bourse mais parce que Somu-tai et sa mère son impliqués. Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas de nouvelles et qu’elle appréhendait le fait qu’il allait sans doute bientôt revenir.
- C’est la combientième fois ? Chuchota Riki pour que personne aux alentours n’entendent. Teru grimaça.
- Environ cinq. Je pensais que tu allais me dire quelque chose, comme *encore*.
- Moi, je dis rien.
Riki ouvrit le couvercle de son bentô préparé la veille avec les restes accumulés. Du porc au sésame, du chou sauté et du riz. En voyant sur le riz les algues et le *furikake* ramolli, Teru eu l’air envieuse pendant un court instant.
- Il semblerait que la mère de Somu-tai ne se porte pas bien. Donc, il m’a dit qu’il ne pouvais pas la laisser, il est resté une nuit et il est rentré aussitôt.
La famille de Somu-tai est très pauvre, sa mère thaïlandaise a été rejetée. Apparemment ils vivent dans un appartement dilapidé, d’une seule pièce dans laquelle ils ont étendu un futon.
- Et il t’a emprunté de l’argent ? Quelle galère.
- C’est comme ça. Personne au Japon ne va aider Somu-tai. Il a dit qu’il ne pourrait pas me rembourser tout de suite, les larmes aux yeux en s’excusant, j’ai fini par dire que je lui donnais, qu’il pouvait rester.
Teru était le genre de personne à être perdante pour ceux qu’elle aime. Ses parents ont utilisé une bonne partie de sa bourse pour leurs dépenses quotidiennes et c’est elle qui travaille assidûment pour rembourser. Son copain est d’une famille pauvre et elle ne veut pas le laisser tomber.
La famille de Teru n’est pas non plus aisée. Au départ, elle n’avait pas l’intention de poursuivre ses études à l’université mais elle a pensé que ça ferait mauvais genre de ne même pas y aller et a souscrit à une bourse. Elle le regrettait en disant qu’elle avait eu tout faux. Elle m’avait dit plusieurs fois que être diplômée d’une université de province inconnue n’avait finalement aucun sens.
- Il t’a emprunté combien ? Demanda Riki en posant ses baguettes.
- Au total un peu plus de 50 000 yens. Comme il m’empruntait de l’argent il est venu jusqu’à Tokyo en autostop, ne mangeais qu’un repas par jour. La misère.
- Ah ma pauvre, il te reste encore deux semaines avant la paie, ça va aller ?
- Ce week-end je vais au magasin. Ça va bien finir par marcher.
En disant cela elle voulait dire qu’il y avait beaucoup de personnes comme elle dans l’industrie de la nuit. Apparemment la concurrence était rude. Il y avait peu de client gentils et généreux face à Teru qui avait l’air malheureuse et les dents mal alignées.
- Si ça ne marche pas je ferai des vidéos pour adultes.
- Arrête, tu vas le regretter toute ta vie. Je pense que je peux te prêter un petit peu d’argent, enfin dans la limite de 10 000 yens. Riki n’avait pas non plus de largesse. Même si elle voulait économiser, il ne lui restait presque rien de son salaire et était proche d’une vie au jour le jour. Mais c’était toujours mieux que Teru tenue par son prêt et Somu-tai. En fait, dans ce monde, peu d’humains ont de la marge, on le voit bien à l’attitude des patients quand vient le moment de régler. Des patients qui sortent des billets de 10 000 yens, il n’y en a presque pas. Quand Riki voyait les patients sans argents elle se sentait soulagée puis par la suite très seule.
- Ça va, c’est dur aussi pour toi Riki. Chuchota Teru en croquant dans son œuf à l’obergine colorée au ketchup. Tout en poussant habilement avec ses barquettes jetables son œuf prêt à tomber doucement elle essuya avec grande attention le ketchup du jaune. Elle referma avec importance son contenant en plastique. Elle réutilisera peut-être le ketchup qu’il reste.
- C’est vrai, d’ailleurs, je voulais te dire, hier soir, j’ai eu un appel téléphonique, de Planté.
- Planté ? Pourquoi ?
Elle avait certainement été refusée par l’inspection du don d’ovule parce qu’elle avait écrit sans conviction Elle se précipita d’ajouter l’abandon d’elle-même de sa candidature.
- Bien sûr, je ne vais pas le faire.
- Mais ils ne t’ont pas dit que l’inspection t’avais rejetée ?
- Non, les clauses de la candidature étaient mal complétées, ils m’ont demandé de corriger car en l’état ils ne pouvaient pas faire l’inspection, ils ont laissé de côté. En fait, ça m’a soudain dégouté. Je me suis sentie misérable de devoir faire tous ces efforts. Ensuite, hier une certaine Mme Aonuma m’a aussitôt appelé. Ça m’a surpris. Elle m’a demandé si j’avais complété le formulaire. Elle m’a dit que ce n’était pas la peine d’être trop précise, de ne pas hésiter à venir lui rendre visite, de venir lui en parler. Elle m’encourageais à réfléchir sur le don d’ovocytes. Que la collecte était simple et que c’était même possible d’aller à l’étranger. Elle m’a demandé si pendant que j’étais encore jeune je ne voulais pas venir en aide à des personnes. Venir en aide, c’est plutôt moi qui ai besoin d’aide. Je me suis demandé ce qu’elle racontait.
Teru rigola en aspirant précieusement une par une les pâtes de son ramen. Quand elle lui avait parlé de la gestation pour autrui ça l’avait dégouté, mais le don d’ovule passait peut-être encore. Les pensées de Riki étaient enchevêtrées.
- Alors tu es intéressée ?
- Ouais. Je dirais plutôt que je n’ai pas d’argent, dit Teru dans un état de choc. Quoique je fasse, ça revient au même, c’est ce que je me suis mise à penser. Caresser un homme que je ne connais pas, le lécher, l’insérer ou le faire ponctionner des ovules, c’est une histoire de qu’est-ce qui est le mieux, du moins pour moi. Je n’ai jamais donné naissance, alors je ne peux pas être gestatrice, mais si je le pouvais, j’ai l’impression que peu importe, ça me va aussi. Je suis curieuse de donner naissance à un enfant. Si c’est quelque chose qui peut être vendu alors je le fais.
- Dis Teru, c’est pas désespérant ?
- C’est désespérant, vraiment.
illustration: Izu, d'après Pivoines de Kitagawa Utamaro