Ma position actuelle
Un essai de Ito Noe - traduction
Un essai de Ito Noe - traduction
ITO Noé 伊藤 野枝 (1895-1923) est une auteure japonaise féministe et anarchiste qui lutta pour les droits de la femmes, notamment l'amour libre. Ce texte virulent est un véritable manifeste en faveur de la libération sociale des femmes. Elle a travaillé pour Seito 青鞜, la première revue entièrement rédigée par des femmes au Japon.
Texte original : publié sur Aozora Bunko 私が現在の立場
Ces derniers temps, j’entend dire ici et là : « Le mouvement des femmes doit encore se renforcer et se montrer plus concret ». Probablement parce que la plupart des hommes qui s’autorisent à être les alliés des femmes, ne serait-ce qu’un peu, ne sont pas satisfaits.
Face à une assemblée qui ne reconnait pas les initiatives tant qu’elle n’en a pas vu tous les résultats, si on fait malgré tout en sorte de lui faire prendre conscience que les actions des femmes qu’elle approuve ne sont pas nécessairement superficielles comme elle pense — par toutes les manières nous souhaitons bien sûr leur montrer des résultats probants — néanmoins, cela n’empêchera pas, il faut le dire, que ces hommes, trop souvent dans leur propre intérêt, survolent tout cela avec légèreté.
Pendant, que d’un côté, ils savent les femmes persécutées, rabaissées, laissées ignorantes et insensibles, de l’autre ils surestiment celles aux forces ténues qui se sont enfin réveillées et qui commencent se mouvoir. Alors qu’en réfléchissant un peu, ne se rend-t-on pas immédiatement compte de la faiblesse d’une force qui vient de commencer ou qui est sur le point de se mouvoir ? Même si certaines femmes ont trouvé une nouvelle place qui leur revient de droit sur un plan supérieur, les bases de leurs vies sont profondément ancrées dans de nombreuses forces latentes. Il leur est impossible de sauter et de s’enfuir. Et même, si pendant un temps donné, elles semblent s’être élevées, quelque chose va de nouveau les faire revenir à leurs racines. En réalité, pour faire pleinement évoluer sa vie, il lui faudra beaucoup de patience, de force et de temps. D’abord, elle devra prendre appui fermement. Requérir en priorité du temps et de la patience. Mais cet appui sera bousculé, déstabilisé et déconsidéré. Dès lors, ce n’est que lorsque que ce premier stade sera trouvé et atteint qu’il lui sera possible de se déraciner de l’ancien sol et de déplacer sa vie vers un nouvel endroit sans aucune anxiété ni excès. C’est à ce moment qu’il lui sera possible d’être indifférente à tout qui se passe à l’endroit quitté, sans ressentir nulle contrariété.
Combien de personnes ont réussi à construire leur vie de cette manière ? Ce n’est pas une tâche facile. Et c’est d’autant plus difficile pour la première qui le fait. Ce que nous devons faire ou continuer de faire en ce moment, c’est exactement cela. Pour les autres je ne sais pas ce qu’il en est. Moi, en tout cas, je veux faire en sorte que cet appui soit le plus solide possible. J’ai l’impression que nous ne sommes pas encore prêtes à prendre appui en temps voulu. Pourtant ne ressentons-nous pas après tout le manque de liberté de notre environnement ? Nous devons observer notre situation actuelle du mieux que nous pouvons et essayer d’y réfléchir. Nous devrions ainsi avancer en accumulant une à une des réflexions et des critiques sur nos vies à venir. Si nous répétons cela jour après jour avec vigilance et persévérance, nous arriverons à un stade où nous pourrons atteindre ce point. Par contre, même en faisant cela, comme nous serons souvent tirées en arrière ou dérangées, nous devrons redoubler d’efforts pour y parvenir. Puis, lorsque nous y parviendrons enfin, de fait, nous trouverons finalement notre place normale de femme. Il est évident que toutes les femmes doivent y arriver.
Ce qui est curieux, c’est que de nombreuses personnes reconnaissent la position inférieure des femmes, tout en continuant à en faire la norme, et admirent les femmes qui ont finalement atteint un stade normal. S’être réveillée avant de nombreuses femmes est bien sûr respectable néanmoins, il faut dire que cela serait normal si seulement le niveau établi était élevé. Cette impression est toute relative.
Quiconque regarde autour de soi, pour la première fois, avec discernement ne peut s’empêcher d’élever la voix en signe de protestation et ressent alors l’impatience de s’en sortir au plus vite. Or, il n’est pas si facile de s’en sortir. Une fois, deux fois, elle est allée aussi loin qu’elle pensait pourvoir, elle avait l’impression d’avoir pu aller jusque là d’elle-même. Cependant, en son for intérieur se cache une variété d’habitudes et de doutes sur ce que sera sa vie désormais. Pour cette raison, à chaque fois elle se retrouve tirée de nouveau vers son point de départ. Ainsi de suite, naturellement, elle doit réfléchir à une voie plus solide sur laquelle s’avancer. Elle doit se maintenir avec profondeur dans sa réflexion et sa vigilance.
Un comportement extériorisé attire efficacement l’attention des gens mais peu peuvent détecter ce qui se passe à l’intérieur. Notre première action s’est manifestée comme un comportement de protestation extériorisée. C’est ainsi que nous avons attiré l’attention de la société. C’est pourquoi maintenant nous sommes devenues plus réfléchies et plus prudentes. Nous — du moins moi — dévouons nos réflexions à notre propre vie seulement. Avant, nos pensées et écris auxquels nous donnions du poids, qui étaient centraux, racontaient nos griefs envers nos aînés. Ils ont été injuste envers nous. Désormais, je réfléchis à la manière d’intégrer la variété d’événements qui entrent dans ma vie quotidienne. C’est ainsi que je vais stabiliser mon appui. Mais les autres ne le verront pas. Ceux-là même qui actuellement disent que nous avons sombré, que nous sommes perdues sont ceux qui ne peuvent pas comprendre notre travail. Mes écrits ne sont rien de plus qu’un relevé partiel de ces activités. Honnêtement, cela ne vaut pas plus que le journal d’une femme banale. Mes écrits n’ont aucune finesse. Ils sont à l’état brut. Ces textes ont jusqu’à maintenant été traités comme des oeuvres de littérature mais pour moi ce n’est absolument pas dans cette direction que je leur donne de la valeur. Ce que j’écris doit pouvoir être écris par tout le monde, par n’importe quel lettré. A pourquoi je le publie, c’est parce que ce que j’écris est vrai. J’écris sans fares et sans déformer les faits. Plus précisément, après les faits. Si je constate une erreur dans une attitude, je dis que c’était une erreur et je l’écris telle quelle de façon adéquate. De ce fait, je ne pense pas être la toute dernière dans la marche. Je pense plutôt que être vers l’avant. J’ai enregistré pour ma courte mémoire les événements que j’ai rencontré sur mon propre chemin, l’ordre dans lequel ils me sont arrivés alors que je grandissais, ou encore mes douleurs et mes angoisses, simplement cette partie de moi que je ne voulais pas oublier. Dans le même temps, bien que la vie de chacun soit différente, le chemin que j’emprunte maintenant, parfois je pense que tout le monde devrait le prendre au moins une fois. Je pense que mes relevés pourraient d’une certaine façon aider les personnes qui viendront après moi ou être une référence pour celles qui marchent avec moi et que ce serait mieux que de le garder pour moi. Pour cette même raison, je voudrais voir les relevés d’autres personnes écrits dans la même intention. Je dois faire comprendre à ceux qui me lisent où je vais et comment je me déplace. Je pense qu’ils devraient comprendre. Je sais que ce n’est qu’une minorité presque insignifiante de personnes semblables qui marchent et à qui nous pourrions presque tenir la main en ce lieu. De plus, même si nous avons tant bien que mal atteint un niveau à peu près normal, les racines vitales ne se détachent pas encore tout à fait du vieux sol. À la moindre inadvertance, nous y sommes ramenées. Il y a encore moins de personnes qui ont avant nous arraché leurs racines et se sont transplantées avec conviction. Ou peut-être n’y en a-t-il aucune. Sans mentionner, combien de temps et d’énergie il faudrait aux nombreuses femmes à l’unisson pour y parvenir. Les élever au même niveau doit être l’acte naturel de celles qui y sont parvenu avant. N’est-ce pas là que pour la première fois que notre force se manifestera en actions extérieures ? Pour l’instant, pour ne pas nous laisser déstabiliser, nous ne pouvons pas faire d’actions extérieures ou proactive envers les autres. Nous ne pouvons qu’adopter une attitude passive en montrant nos textes aux autres. Ceux qui s’attendent actuellement à des mouvements extérieurs sont en réalité des gens qui ne comprennent pas vraiment. Nous sommes — je suis — une sorte de lâche qui ne se sent pas en sécurité tandis qu’elle agit de façon extériorisée, tant que je ne suis pas remplie par quelque chose de solide qui déborde de l’intérieur, mais la société n’est pas faite de personnes comme moi. De nombreuses personnes qui ne sont pas impliquées actuellement pourraient comprendre lorsqu’elles atteindront ce niveau plus élevé. Je peux donc vraiment avoir du respect pour ces personnes qui, même si c’est un travail, pensent que si je ne base pas sérieusement ma réflexion sur mes propres idées, je suis ennuyeuse à mourir. Je dois procéder le plus possible selon mes propres convictions.
Les femmes et les hommes ne sont absolument pas des ennemis, et je ne pense pas que quiconque me comprenne ne puisse jamais dire que je suis du côté des femmes. Il suffit de regarder avec objectivité. Bien que l’on dise que la position des femmes a été corrompue par les hommes, la faute incombe aussi naturellement du côté des femmes. Plus la moralité actuelle des femmes est humiliante et contre nature, plus elle ronge notre chair et notre sang et plus les sacrifices de sang et de larmes qui ont été faits pour la consolider sont tragiques.
Pour échapper à ce que vous avez construit en tuant l’âme précieuse d’un être humain, vous devez évidemment être prêt à goûter la même misère. Je ne peux pas dire si une ère nouvelle viendra à partir du moment où nous auront ouvert les yeux. Nous ne savons pas si le monde dont nous rêvons aujourd’hui pourra advenir dans les prochaines générations. Il se peut que nous nous efforcions de réaliser de tels idéaux jusqu’à la fin de notre vie. Mais cela me convient tant que je peux au moins consacrer mes efforts à vivre ma vie jour après jour et sans regrets.
Enfin, il se peut que mon existence ne soit rien d’autre que le compte rendu d’un quotidien banal. Mais cela me va aussi. Si seulement j’avais la confiance nécessaire pour affirmer qu’il n’y a aucune erreur.
4, 6 , 14
Shinko, n°23–1, juillet 1915
illustration: Izu, tirée d’une gravure de Takamura Chieko faite pour la revue Seitō (Les bas bleus)