Depuis Kyūshū
Une lettre de Ito Noe - traduction
Une lettre de Ito Noe - traduction
ITO Noé 伊藤 野枝 (1895-1923) est une auteure japonaise féministe et anarchiste qui lutta pour les droits de la femmes, notamment l'amour libre. Ce texte virulent est un véritable manifeste en faveur de la libération sociale des femmes. Elle a travaillé pour Seito 青鞜, la première revue entièrement rédigée par des femmes au Japon.
Texte original : publié sur Aozora Bunko 九州より
Depuis Kyushu
ITO Noé
à Madame IKUTA Hanayo
Chère Ikuta, nous vivons cette fois à seulement 300 li de la ville.
Nous sommes sur la côte nord-est de l’île. Une des petites criques de la Baie de Hakata. C’est un petit village isolé. Je nous sens si éloignés de Tokyo. Sauf, quand je fais face à mon manuscrit, mon stylo à la main, j’ai l’impression d’y être. C’est pourtant si loin. Quand je pense à mes amis, j’espère pourvoir les rejoindre, même un peu, à la nuit tombée, puis je me rappelle devoir endurer deux jours et deux nuits dans ce train exigu, ce qui me décourage tant c’est finalement loin. Je n’ai pas la liberté d’essayer de revenir en arrière, même un peu.
Parce que c’est ici que je suis née. Et pourtant, nous ne pouvons certainement pas vivre heureux et insouciants dans un tel endroit, à rester à la maison sans aucune stimulation extérieure. Monotone tel le ciel bleu, la mer, les pins et les montagnes. C’est déjà comme cela pour moi alors pour des personnes comme mon mari qui ont toujours été en ville c’est immanquablement ennuyeux. Certes, les paysages des alentours sont vraiment beaux, on peut se reconnecter à la nature majestueuse et quand je tente une promenade je me sens un peu divertie, mais il est dommageable que nous ne puissions pas encore nous permettre tant de choses à bien des égards. Cela fait presque deux semaines que je suis ici mais je ne parviens pas vraiment à me reposer, ni réfléchir, écrire ou lire. Et vous, pourquoi sortez-vous ? Êtes-vous occupée ?
Lorsque que j’étais à Tokyo, je n’ai presque pas eu l’occasion de me reposer de la marche et du voyage. Même si mon corps est relativement reposé mon esprit est occupé par toutes sortes d’inquiétudes concernant le travail que j’ai laissé derrière moi à Tokyo.
On a beaucoup parlé de l’arrêt de la publication de Seito, mais je ferai tout pour que ce ne soit pas le cas. Certaines lectrices sont inquiètes, mais je leur ai promis, lors du lancement que, quelles que soient les difficultés, ou même si ce n’est que pour trois ou quatre pages, Seito continuera à être publiée. Il y a beaucoup de gens qui attendent que les choses se passent d’elles-mêmes et gérer les rumeurs est difficile alors il faut arrêter de les répandre stupidement. Elle sont dures à contenir parmi les personnes enclines à l’oisiveté qui les attendent alors si on les divulgue bêtement on ne s’en sort plus.
Inutile de dire que je suis bien consciente que la revue s’est appauvrie. Or, je dois aussi être honnête sur ce que je pense. Je préfère faire plaisir aux lectrices avec des manuscrits de personnes admirées et respectées de la société d’aujourd’hui plutôt que de vendre davantage de magazines. Je préfère travailler avec des écrivaines en devenir, moi-même inclue, et de cette façon que nous nous rapprochions pour aller de l’avant. Ne pas vendre n’est pas douloureux. Moi aussi je voudrais vendre le plus possible, mais je ne peux pas me résoudre à abandonner. Quelles qu’en soient les raisons, je ne peux le concevoir. Je tremble à l’idée de voir où mon caractère intrépide et borné me conduira si l’on commence à prendre des mesures. Après tout ces efforts à construire pas à pas la mise en marche d’un cercle modeste, l’idée de ne pas savoir ce qu’il va en devenir me répugne. Avez vous vu le monde féminin de la sténographie ? Même en ayant parvenu à s’en extraire, de ces choses si stupides, mon dégoût me monte à la tête. Moi-même en voyant cela je me suis vraiment sentie honteuse. Je ne pense pas avoir voulu mentir à l’époque, mais j’ai honte de mon comportement lâche. En d’autres termes, j’ai pensé qu’il était naturel à l’époque que j’aie pu dit quelques mensonges en raison de divers sentiments impurs, pensant que l’on me poserait des questions plus gênantes si je disais quelque chose, ou en raison d’un sentiment d’arrogance, parce que je ne voulais pas qu’on me dérange. Mais aujourd’hui je pense que c’est honteux.
J’aurais dit sans hésiter la vérité si j’avais pensé que mon interlocuteur me posait une question sérieuse. Mais bien sûr, je ne considère pas Noyori comme une personne désagréable. Je l’aimais bien mais j’en savais trop sur son attitude et sa façon de penser pour qu’il y ait un quelconque rapport avec moi. C’est alors ma sensibilité mitigée qui m’est montée à la tête. De plus, ses questions n’étais pas très sérieuse et j’étais encline à jouer le jeu. Mais ce n’était qu’une excuse sournoise. J’avais honte de ne pas avoir encore développer la force de me maintenir dans une attitude vraiment solennelle. Je me suis demandé pourquoi je ne l’avais pas abordé à ce moment avec plus de sincérité et de sérieux. Je me sens triste en y repensant. Comme on peut s’y attendre, les mauvaises habitudes de l’enfance refont toujours surface. C’est véritablement là ma mauvaise tendance, la petite traitre c’était moi. Quand j’étais enfant, quand je faisais une erreur, je ne l’assumais jamais devant les autres. Dès que je remarquais une bévue, au lieu de la présenter telle qu’elle devant les autres, je donnais des raisons qui puisse paraître plausibles aux autres, ou bien je prenais des mesures pour m’assurer de la cacher complètement. Mais vous n’avez pas idée combien j’en ai souffert. Et malgré la douleur, je continuais inéluctablement. Même si à un moment cela m’était devenu indifférent, j’avais compris que cela n’allait pas sauver mon existence. Heureusement pour moi, je ne pouvais continuer impunément. En même temps, je ne pouvais pas soudainement changer. Car tout le monde autour de moi connaissais ma mauvaise habitude. Et c’est ce qui faisait ma personne. Bien sûr, comment les autres pouvaient-ils comprendre que cette mauvaise habitude me faisait tant souffrir ? Je luttais, luttais et j’allais de mal en pis. Puis tout d’un coup je me suis dévêtue de la peau de ce mensonge. Je me suis sentie beaucoup mieux. J’ai véritablement ressenti une indicible légèreté. Je peux clairement dire que je détestais ces mensonges. C’est ce que je pense, ces nombreux mensonges que j’ai dit. Je suis de retour. Mais combien j’ai souffert seule à cause de cela. Cette douleur, je la connais tellement bien que je ne veux plus jamais avoir à la supporter.
Mais on n’est jamais trop prudent. Parce que j’ai baissé ma garde, juste un peu, j’ai encore été déloyale envers moi-même, parce que j’avais un faible sentiment de vanité, mince à peine perceptible et si ennuyeux. Moi-même je ne comprend pas pourquoi j’ai laissé survenir un tel sentiment. Cette fierté qui ne voulait pas que l’on m’insulte. C’est tout. Et je savais que mon profond sérieux ne ferait que paraître idiot et puéril aux yeux des gens. Ma plus grande faiblesse a été d’être allée voir Asuko au sujet d’un ennui d’argent que je devais régler le lendemain. En d’autres termes je me suis faite manipulée. Quand j’y réfléchis, je me sens misérable. Je ne peux pas m’empêcher de m’apitoyer sur mon sort car je me fais avoir à la moindre occasion. Où que j’aille encore, quelque direction que je prenne, je n’ai pas la certitude de pouvoir compter sur moi à n’importe quel moment ne serait-ce que pour faire un pas ou un demi pas — cela est bien triste. Si on vous tend la main grande ouverte en face, vous pouvez y aller, mais si cette main est de côté et qu’il y a une certaine distance alors vous risquer une inadvertance. Je pense que c’est dangereux mais ne peux m’en empêcher. Je pense que nous devons être plus solides sinon nous ne pourrons porter la revue entière sur notre dos.
Pour une personne simple comme moi, l’honnêteté et la douceur attirent immédiatement. Je pense alors vouloir me débarrasser de ces petits tracas, mais ce n’est pas si simple. J’aimerais que ma sagesse soit plus scrupuleuse pour savoir prendre les choses sans détour.
Je m’excuse d’avoir tant divagué sur mes propres geigneries. Je vous avais promis d’écrire à propos de votre livre. Je l’ai bien lu mais il m’est impossible de me calmer en ce moment, ni d’exprimer quoi que ce soit son propos. En le lisant j’ai écris, de façon décousue, tant de choses que je ressens à votre égard. Je vous prie de m’en excuser. Cependant, je ne sais pas si ce que j’ai ressenti est automatiquement la vérité ; il n’y a bien sûr pas de différence entre ce que je ressens et ce que j’écris mais ce que je veux dire, c’est qu’il y a, certainement, une différence entre l’émotions de votre écriture et ma façon de ressentir.
Quand je suis en face de vous je n’arrive toujours pas à parler suffisamment. Je ne sais pourquoi mais j’ai l’envie de vous voir puis quand je vous rencontre enfin je n’arrive plus à parler correctement. Je l’ai remarqué il y a déjà quelques temps et j’y réfléchis. Puis, je ne sais comment, il me semble que je suis gênée par votre trop grande politesse.
Vous êtes si polie, c’est peut être une habitude d’être formelle que vous avez lors de vos visites, d’une courtoisie encombrante a noté mon mari, pour nous qui sommes rustres cela nous humilie. J’aimerais vous parler le plus ouvertement possible mais je me mets à trouver mes hésitations arrogantes puis je n’y arrive plus et fini par me taire. J’ai alors toujours l’impression que vous me regardez de haut. Je me demande pourquoi vous ne me parlez pas directement à haute voix et sans réserve lorsque je suis face à vous. Je suis fascinée par vous à de nombreux égards, mais dans le même temps, je m’offence. Parfois, j’ai envie de tirer vigoureusement votre main et de partir en courant. Où je regarde, je ne peux pas m’empêcher de me sentir nerveuse.
En lisant votre livre j’y ai pensé à plusieurs reprises. Vous êtes trop honnête, trop directe, trop résignée. Vous avez vous même un cœur très beau, mais votre entourage est trop dur avec vous. Je pense que les personnes avec des sentiments aussi inaltérés que les vôtres sont rares. Alors vous êtes fière face à n’importe qui.
Je pense que vous être une personne qui se réjouis toujours du bonheur des autres avant le sien. Tout le monde peut le voir et on le verra toujours. Je le pense aussi. Cela vous satisfait et c’est admirable de votre part, mais ce serait parfait si vous pouviez être plus attentive à ce que votre appui ne se dérobe pas quand vous vous réjouissez du plaisir des autres. Mais vous me semblez la plupart du temps être trop honnête et je vois que l’on vous le rejette à la figure, ce qui est peut-être encore plus vrai pour moi parce que je suis mauvaise perdante.
C’est pourquoi je ne peux m’empêcher de détester ceux qui profitent de vos facilités et essaient de vous séduire ou de vous blesser, au lieu d’apprécier votre nature pure et honnête. Si vous n’aviez pas rencontré de telles personnes et que vous aviez toujours suivi le chemin de la liberté, vous seriez devenue une personne véritablement splendide et agréable. Comme je n’ai pas vu le chemin que vous avez parcouru, je ne sais les difficultés que vous avez rencontrées. Peut-être que si vous aviez été un peu plus égoïste et que vous aviez eu un plus de mauvais tempérament, vous auriez pu traverser ce chemin sans encombre, mais cela n’est que mon imagination et je ne peux pas m’y fier. Il n’y a que des traces de votre parcours. Je pense que nous pouvons trouver le véritable sens de notre existence à chaque instant de notre marche. Je crois que votre livre, en tant que témoignage de votre passé, est d’autant plus précieux si l’on considère le chemin parcouru depuis ce temps pour arriver à la personne que vous êtes aujourd’hui et qui porte cet héritage.
Je ne suis pas la mieux placée pour dire un mot ou deux sur le passé que vous avez traversé. J’allais vous dire sans détour ce que je pensais de ce qu’il vous étiez arrivé par le passé, mais quand j’y réfléchis, les mots me manquent. Je pourrais dire la moitié et verrouiller l’autre moitié, mais en y réfléchissant, comprenez que je ne peux plus dire de choses aussi dures sur d’autres personnes. Je vous écris, mon aînée, de manière très présomptueuse, et j’espère que votre bienveillance me pardonnera.
Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer mutuellement à penser par nous-mêmes. La nature nous a fourni une abondance de choses pour que nous puissions absorber ce que nous voulons par nous-mêmes tant que nous avons le pouvoir de vivre et de grandir. On ne sait jamais à quel point une chose laide peut être un excellent engrais, à quel point une chose belle peut être nuisible, à quel point les autres ne le savent pas vraiment, à quel point je ne connais pas ma propre force lorsque je réfléchis profondément à la nature, à quel point plus je vais profondément à l’intérieur moins je peux bouger mes mains ou mes pieds et maintenant, chaque fois que je réfléchit, je suis emportée par ce flot de pensées, sans comprendre comment ce courant m’entraîne. J’ai longuement raconté des choses ennuyeuses, et je comptais en dire encore mais j’écris depuis des heures et c’est toujours aussi accablant, alors je m’arrête ici.
Au revoir
Seito, n°8 volume 5, septembre 1915
illustration: Izu, tirée d’une gravure de Takamura Chieko faite pour la revue Seitō (Les bas bleus)